24 décembre. Huit ans plus tôt.
La scène se déroule sous un fin filet de neige. Un vent léger s'engouffre entre les maisons, tandis que les passants désertent l'extérieur. Chacun s'abrite dans sa demeure, optant pour un bon chocolat chaud et un repas gourmand. Plus loin, contrastant avec ce faste estival, s'étend l'Istanbul Park. Au milieu de la ville, un coin de verdure, ou plutôt de blandure avec la neige recouvrant les par-terres de fleurs. Là, sur une table en pierre normalement réservée aux adeptes de pique-niques, se retrouvent deux personnages. La brume hivernale ne permet pas vraiment de les distinguer.

C'est en se rapprochant que le spectateur peut discerner les traits des protagonistes. A gauche, une jeune demoiselle aux longs cheveux noirs, dont les oreilles de biche se frayent un chemin à travers l'épaisse chevelure. Ses tâches de rousseur sont cachées par la rougeur de ses joues. Une couverture recouvre ses épaules. A droite, un tout jeune petit garçon, aux grandes oreilles et mèches blanches. Il est emmitouflé sous plusieurs couvertures de survie. Son petit nez bleuté par le froid dépasse à peine de la masse de laine. Ses yeux pétillant de lumière reflètent les lumières étoilées du ciel nocturne.

Sur la table, deux assiettes en carton et deux bougies cachées dans des amphores en plastique sont disposées. Dans les assiettes, du kolach, pain particulier propre à cette période de l'année, et quatre chocolats se battent en duel. Que font-ils ? Rapprochons nous encore pour entendre leur conversation.

Shun, tu n'as pas trop froid ?

Le petit garçon tremblote un peu. Il ne veut pas inquiéter sa chère sœur, et préfère lui répondre un non énergique en secouant sa frimousse horizontalement. A chacune de ses expirations, un petit nuage de vapeur s'échappe de ses lèvres, et dessine dans l'air des pancakes de condensation. Sur ses lèvres est vissé un grand sourire. Noël n'est qu'une fois par an, et c'est un évènement que le jeune lapin n'avait jamais vraiment expérimenté auparavant. Son cœur bat la chamade depuis plusieurs heures. Il a entendu des enfants parler ce matin en se promenant près des magasins, et leurs paroles n'étaient remplies que de plats délicieux et de desserts plus alléchants les uns que les autres. En posant ses yeux sur son assiette en carton, Shun ressent une pointe de chaleur irriguer son thorax. Ce n'est peut-être pas grand chose, mais c'est déjà très bien comme cela.

Silène ne cesse d'arborer sur son visage un air enjoué et un brin malicieux, comme si elle réservait quelque chose au petit lapin. Elle l'invite à déguster son repas, en découpant le pain à la force de ses mains. Soudain, elle sursaute, et sort de sa poche des gerbes de blés séchées pas matures pour les éparpiller sur la table. Il paraît que c'est une tradition. Mais Shun n'est pas au courant des habitudes de vie du pays. Il n'est pas allé à l'école avec les autres enfants, il ne sait que ce que sa sœur lui a appris. Au final, il s'en contente. Il en saura plus quand il aura grandi un peu. Et rien de mieux que de manger du pain, cet aliment rempli l'estomac et redonne un peu d'énergie pour affronter le froid.

Il écarte de ses phalanges dissimulées sous une paire de mitaine l'écharpe trois fois trop grande qui lui recouvre le menton et le nez, et avale presque tout rond le bout de pain. C'est si bon ! Une douce saveur de céréale grillée envahit son œsophage. Le met est légèrement sucré, du miel en garni l'intérieur. Le miel glisse dans sa gorge, et réchauffe son petit corps. C'est agréable. Le petit lapin renifle, tandis que Silène lui tend une serviette en papier pour l'aider à se moucher. Il a encore un peu de mal à le faire.

Quand vient le tour des chocolats, le jeune ukrainien se jette dessus sans concession. Il semble si affamé que sa chère sœur lui offre les siens. Elle n'a pas très faim de toute façon. L'expression de Shun s'illumine, tandis qu'il se baffre de chocolat. Il n'en avait plus mangé depuis longtemps.

Merci Silène pour ce repas, c'était super bon !

En souriant de toutes ses dents, Shun en oublie que du chocolat recouvre une partie de sa dentition. Oups, ce n'est pas très poli. Honteux, il met la main devant sa bouche. Silène se lève, et vient grattouiller les oreilles blanches comme neige de son petit frère adoptif. Elle repense, quelques mois plus tôt, à leur rencontre. Elle ne pourrait expliquer pourquoi elle s'est tant entichée de lui. Peut-être est-ce son innocence et sa joie de vivre naturelle ? Enfin, émue d'une émotion étrange, elle se dirige un peu plus loin, vers un arbrisseau complètement recouvert par des flocons. Elle passe son bras à l'intérieur, et ressort une boîte en carton abîmée. Elle vient ensuite s'asseoir auprès du jeune lapinou, et lui dépose dans les mains le contenant.

Ouvre Shun, c'est pour toi.

L'esprit du jeune garçon s'exalte. Un cadeau ! Il adore les cadeaux, et c'est normal pour son âge. Il n'en avait jamais vraiment reçu jusqu'à aujourd'hui. Avec beaucoup de délicatesse, et une impatience caractérisée, il ouvre le carton fermé par une épingle à nourrice. A l'intérieur, un petit bracelet brillant étincelle. Les prunelles azurs du petit lapin s'éclairent d'une lueur admiratrice. C'est magnifique. Avec précaution, il extrait le bijou et l'enroule autour de son poignet. Il reste, le regard pétillant, quelques minutes fixé sur l'objet. Puis il se jette dans les bras de sa seule famille. Il adore ce cadeau, cela lui fait vraiment plaisir. Un air fraternel se dessine sur le minois de la douce Silène, tandis que ses cheveux de jais recouvrent les couvertures du petit lapin. Oui, il est adorable, c'est certainement pour cela qu'elle ne peut se résoudre à l'abandonner tout seul. A deux, la route est plus longue certes, mais la distance parcourue est plus longue. Cette rencontre est peut-être un heureux évènement que quelqu'un plaça sur sa route. Elle qui se sentait si seule, elle ne l'est plus désormais. Resserrant son étreinte sur le corps frêle du petit Usagi, la jeune demoiselle ne peut s'empêcher de penser à l'avenir, et de ce dont il sera fait.

Enfin, cette histoire est une autre histoire, et nous ferions mieux de nous éloigner de cette scène, avant de n'avoir nos doigts gelés par l'ardeur de l'hiver ukrainien.